Rivales
Airs et duo d'opéras et d'opéras-comiques français
Ce programme réunissant Sandrine Piau et Véronique Gens sous la baguette de Julien Chauvin rend hommage à deux grandes figures de l’art lyrique français, nées à un an d’intervalle : Mme Dugazon (1755-1821), de la Comédie-Italienne, et Mme Saint-Huberty (1756-1812), de l’Académie royale de musique. Toutes deux triomphent à Paris, à la Cour et en province sous le règne de Louis XVI. Reines dans leurs théâtres respectifs – l’Opéra-Comique pour l’une, l’Opéra pour l’autre – elles tiennent les premiers rôles dans la majorité des ouvrages créés à l’époque. Librettistes et compositeurs, soucieux de les faire briller, imaginent leurs œuvres sur mesure pour leur talent vocal et théâtral. Elles marquent leur temps et orientent considérablement le répertoire.----
Madame Saint-Huberty
Anne-Antoinette-Cécile Clavel, née à Strasbourg en 1756 et morte à Barnes (près de Londres) en 1812, est la fille d’un ancien militaire désargenté devenu répétiteur de théâtre. Elle montre très tôt des dispositions pour le chant. En 1770, elle entreprend un voyage en Prusse puis en Pologne où elle fait ses premiers pas sur scène. Rentrée en France, elle épouse le sieur Croisilles de Saint-Huberty. Elle se produit sur les théâtres de sa ville natale avant de gagner Paris, après avoir reçu un ordre de début à l’Académie royale de musique en 1777. Reçue à l’essai, elle intègre la troupe l’année suivante. Gluck repère son potentiel et la surnomme Madame-la-Ressource, assurant qu’elle serait un jour toute la ressource de l’Opéra. En quelques années seulement, elle devient première chanteuse de la troupe : 1782 voit son triomphe dans Ariane dans l’île de Naxos d’Edelmann (« Mais, Thésée est absent… ») puis arrache à sa rivale, Rosalie Levasseur, le principal rôle de Renaud de Sacchini (« Barbare Amour, tyran des cœurs… »), l’obligeant à se retirer de la scène. La même année, elle se révèle dans un registre plus léger en créant le rôle de Rosette dans L’Embarras des richesses de Grétry (« Dès notre enfance, unis tous deux… »). Elle enchaîne ensuite les créations triomphales : Didon de Piccinni (1783), Chimène de Sacchini (1783), Les Danaïdes de Salieri (1784), Phèdre de Lemoyne (1786). Elle reprend aussi les ouvrages de Gluck, se signalant particulièrement dans Iphigénie en Tauride et Alceste (« Divinités du Styx, ministres de la mort… »). Durant la saison 1788-1789, elle crée encore le rôle de Dircée dans Démophon de Cherubini (« Un moment à l’autel.. »), avant de se retirer. Mme Saint-Huberty avait une voix dramatique, tirant sur le mezzo-soprano, qu’elle malmena en chantant parfois des rôles trop aigus pour elle ; dès 1786, les témoignages concordent à dire qu’elle était à la peine, notamment dans les ouvrages de Gluck. Son charisme naturel, son tempérament de feu et l’intelligence de son jeu faisaient d’elle une torche vive : elle était au moins autant actrice que chanteuse. En concert, elle abordait aussi bien le répertoire sacré que la musique italienne, de plus en plus en vogue dans la capitale : Anfossi, Paisiello ou Jean-Chrétien Bach (« Me infelice che intendo… ») comptaient parmi ses auteurs favoris.
Madame Dugazon
Mme Dugazon, née Louis-Rosalie Lefebvre, est née à Berlin en 1755 et morte à Paris en 1821. Fille d’un danseur et maître de ballet, elle grandit sur scène. Installée à Paris, elle épouse Jean-Henri Gourgeaud, dit Dugazon, acteur de la Comédie-Française. Rapidement, elle est engagée à la Comédie-Italienne, où son talent fait mouche. De 1769 à la Révolution, elle y chante les premières amoureuses et les soubrettes, guidée par la célèbre Mme Favart qui la prend sous sa coupe. Elle se signale autant dans les créations que dans les reprises : c’est à Grétry et Monsigny qu’elle doit ses premiers succès, notamment Aucassin et Nicolette (« Cher objet de ma pensée… ») et Pierre le Grand du premier, ou La Belle Arsène (« Où suis-je ?... ») et Le Déserteur du second. Au milieu des années 1780, Dalayrac devient son compositeur favori. En 1786, Nina ou La Folle par amour est son triomphe : il doit tout à son jeu théâtral, touchant et subtil, car la partition ne recèle aucune page saillante pour la voix. Après quelques mois d’interruption au début de la Révolution, elle reparaît en scène. Entre 1795 à 1804 elle tient désormais surtout des rôles de mère éplorée que les compositeurs imaginent sur mesure pour elle, comme celui de Camille dans Camille ou le souterrain de Dalayrac (« Ciel protecteur des malheureux… ») et de Pauline dans Fanny Morna de Persuis (« Ô divinité tutélaire… »), une de ses dernières créations. Elle fait ses adieux dans Le Calife de Bagdad de Boieldieu, en présence de Napoléon. Mme Dugazon avait une voix fine et légère, qu’on applaudissait plus pour son expressivité que pour sa virtuosité. On ne sait pas au juste ce qu’elle chantait dans les concerts privés où elle se produisait, mais les airs italiens les plus expressifs, comme celui de La Clemenza di Tito de Gluck (« Se mai senti… »), chanté sur un fil, auraient pu lui convenir parfaitement. Incapable, d’ailleurs, de forcer sa voix, elle avait appris à se mettre en valeur avant tout par son jeu scénique. Au bout de trente ans de carrière, alors que sa tessiture s’était considérablement raccourcie, elle savait encore bouleverser son auditoire.
Rivales ?
En scène, tout oppose les deux chanteuses : autant l’art de la Dugazon est empreint de tendresse, de délicatesse et de naïveté, autant celui de la Saint-Huberty se complaît dans le pathétique et le majestueux. La Dugazon est impressionniste, tout en subtilité ; la Saint-Huberty est expressionniste, tout en grandiloquence. L’une est fille de maison, soubrette ou bergère ; l’autre reine, magicienne ou héroïque antique. La Dugazon est ainsi associée pour toujours à Grétry et Dalayrac, tandis que la Saint-Huberty l’est à Gluck et Piccinni. Leurs voix, surtout, diffèrent et évoluent de manières diamétralement opposées : le soprano léger et brillant de la Dugazon devient un soprano central, qui l’engage à changer d’emploi dans les dernières années. À l’inverse, la Saint-Huberty force sa voix de mezzo corsé pour interpréter les grands rôles du répertoire en leur donnant une épaisseur dramatique inconnue en France jusque-là, annonçant l’art de Caroline Branchu et plus encore de Cornélie Falcon.
Dans la vie, par contre, elles se révèlent très semblables : indépendantes et insoumises, toutes deux choisissent pour nom de scène celui de leur époux, et revendiquent leur titre de « madame », à une époque où l’excommunication des artistes imposait par tradition celui de « mademoiselle » aux chanteuses des troupes théâtrales. Aucune des deux ne sera heureuse en mariage et elles se sépareront de leurs maris, la Saint-Huberty obtenant même le divorce, chose rare en ce temps. Leurs vies sentimentales sont chaotiques, parsemées de libertinage et d’aventures sans lendemain : si la Dugazon collectionne les hommes d’un soir avec ostentation, la Saint-Huberty – bisexuelle affichée – est un temps l’une des plus célèbres tribades de la capitale, exténuant (au dire de l’administration) les jeunes recrues qu’elle faisait venir chez elle sous le prétexte de travailler leur voix. Royalistes l’une et l’autre, elles quittent Paris sous la Révolution. Finalement mariée au comte d’Entraigues qu’elle aime éperdument, la Saint-Huberty, royaliste convaincue, quitte précipitamment la France et erre dans toute l’Europe pour fuir les troupes napoléoniennes ; réfugiée près de Londres, elle meurt assassinée avec son époux, tous deux victimes d’une manœuvre politique visant à récupérer le testament autographe de Louis XVI que le couple détenait. Quant à la Dugazon, inquiétée pour ses convictions royalistes elle aussi, elle regagne la capitale une fois la Terreur passée, et entame une seconde partie de carrière au Théâtre Feydeau, où elle triomphe jusqu’au début du XIXe siècle.
On ne sait pas quelle fut la relation de ces deux artistes : mais nul doute que le jeux des exclusivités et les incessantes querelles lyriques dont la France des Lumières avait le secret ne les aient poussées à devenir rivales, bien qu’elles ne se soient sans doute jamais retrouvées en scène face à face l’une et l’autre. La longue carrière de la Dugazon lui donne le temps de susciter un abondant répertoire et de laisser son nom – cas unique – à deux emplois lyriques totalement différents : la « première Dugazon », rôle d’amoureuse tendre et naïve, et la « deuxième Dugazon », rôle de mère ou de soubrette espiègle et comique. Si la Saint-Huberty, dont la carrière est relativement courte, ne crée pas autant d’ouvrages, elle reste cependant célèbre pour avoir révolutionné l’art du costume de scène, en cherchant plus de réalisme (elle était apparue en tunique et en sandales dans les personnages d’Ariane puis de Didon), mais surtout pour avoir donné à ses rôles une envergure théâtrale immense, comparable en cela aux plus grandes actrices de la Comédie-Française, de la Clairon à Sarah Bernard. Chacune, à sa manière, chercha à briller au détriment de l’autre.
À l’heure où Sandrine Piau et Véronique Gens, complices de longue date, se retrouvent pour un récital lyrique consacré au répertoire français qu’elles aiment tant, l’idée de leur confier respectivement quelques rôles de ces deux célébrités est immédiatement apparue comme une évidence, tant elles partagent l’une et l’autre de points communs avec leurs devancières. Les partitions de Grétry, Monsigny, Gluck, J.-C. Bach, Piccinni, Edelmann et Cherubini, à cheval entre classicisme et pré-romantisme, forment justement le cœur du répertoire du Concert de la Loge et de Julien Chauvin : la rencontre était scellée. À Sandrine Piau les amantes tendres, naïves et sensibles ; à Véronique Gens les tragédiennes et les héroïnes mythologiques. Se glissant dans la peau de ces rivales d’autrefois pour faire entendre des œuvres célèbres ou inédites, elles confirment qu’elles sont bien, toutes deux, et depuis longtemps, les reines du chant français d’aujourd’hui.
Véronique GENS, soprano
Sandrine PIAU, soprano
LE CONCERT DE LA LOGE
Julien CHAUVIN, violon et direction
durée total : 01:03:12
contenu :
1. Pierre-Alexandre Monsigny, La belle Arsène : Air où suis-je ?
2. Jean-Frédéric Edelmann, Ariane dans l'île de Naxos : Scène Mais, Thésée est absent
3. Johann Christian Bach, La clemenza di Scipione : Duo Me infelice! Che intendo?
4. Christoph Willibald Gluck, La clemenza di Tito : Air Se mai senti
5. Christoph Willibald Gluck, Alceste : Air Divinités du Styx
6. Louis-Luc Loiseau de Persuis, Fanny Morna : Air Ô divinité tutélaire
7. André-Ernest-Modeste Grétry, L'embarras des richesses : Air Dès notre enfance unis tous deux
8. Luigi Cherubini, Démophon : Scène Un moment. A l'autel
9. Antonio Sacchini, Renaud : Air Barbare amour, tyran des coeurs
10. André-Ernest-Modeste Grétry, Aucassin et Nicolette : Air Cher objet de ma pensée
11. Nicolas Dalayrac, Camille ou le souterrain : Duo Ciel protecteur des malheureux